La Damnation de Faust de Berlioz, premire Ïuvre hŽtŽrophonique ?

(SŽminaire Babel, 13 fŽvrier 2016)

 

CrŽŽe en 1846, dĠune manire assez dramatique dans la mesure o elle a ŽtŽ un Žchec lourd ˆ porter financirement, La Damnation de Faust est une Ïuvre problŽmatique. On en joue souvent des extraits, mais elle nĠest pas simple ˆ apprŽhender dans son unitŽ. CĠest une Ç lŽgende dramatique È et on la reprŽsente rŽgulirement en dŽcors et costumes depuis la fin du XIXe sicle. Elle reste une Ïuvre singulire qui a du mal ˆ tre considŽrŽe comme faisant totalement partie du genre Ç opŽra È.

LĠobjet de cette Žtude est de montrer que la catŽgorie de Ç lĠhŽtŽrophonie È peut aider ˆ la comprendre, tout en permettant dĠaffiner la notion en la travaillant sur un exemple prŽcis. Il sĠagit ici dĠinterroger lĠidŽe dĠune Ïuvre hŽtŽrophonique, car il ne semble pas que lĠŽcriture proprement musicale de Berlioz puisse relever de cette catŽgorie. La notion dĠhŽtŽrophonie peut-elle subsumer les difficultŽs de lĠÏuvre et permettre de mieux en approcher le projet artistique global ?

 

1.     Une intrigue pleine de Ç trous È

LĠintrigue a lĠair simple : Faust, lassŽ de la vie, cherche ˆ sĠempoisonner. Il est arrtŽ dans son geste par des chants de P‰ques qui retentissent sous ses fentres : ils lui font retrouver le bonheur de lĠenfance, Ç Baiser de lĠamour cŽleste Qui remplissais mon cÏur de doux pressentiments Et chassais tout dŽsir funeste È. Cette Žmotion musicale est une Žmotion profonde qui le bouleverse totalement : Ç mes larmes ont coulŽ, le ciel mĠa reconquis È. Ë ce moment surgit MŽphisto, qui lui promet  de retrouver le bonheur par lĠaccomplissement de tous ses dŽsirs : Ç Je suis lĠesprit de vie et cĠest moi qui console. Je te donnerai tout, le bonheur, le plaisir, Tout ce que peut rver le plus ardent dŽsir ! È

            Trois moments sont privilŽgiŽs dans cette qute : lĠAmitiŽ, dans la Taverne dĠAuerbach. Celle-ci sĠavre insatisfaisante, car la joie qui y est cultivŽe est Ç ignoble È aux yeux de Faust. LĠAmour nĠest pas plus satisfaisant car il doit sĠaccommoder des exigences sociales. La Nature enfin, Ç immense, impŽnŽtrable et fire È nĠest pas un lieu de repos puisquĠelle ne fait que lui renvoyer ˆ Faust lĠimage de sa souffrance : Ç Ë vos bruits souverains ma voix aime ˆ sĠunir  [É] Vers vous sĠŽlance le dŽsir DĠun cÏur trop vaste t dĠune ‰me altŽrŽe dĠun bonheur qui la fuit È. Faust signe alors le Ç pacte fatal È, pour Žchapper ˆ la souffrance : Ç Que me fait Demain quand je soufre ˆ cette heure ? È et finit en enfer.

            La Damnation de Faust est donc une Ïuvre sur le dŽsir infini, dont la nostalgie de lĠenfance semble indiquer quĠon peut le satisfaire alors que cĠest impossible. MŽphisto le dit trs clairement : Ç Sans combler ton dŽvorant dŽsir, lĠamour en tĠenivrant redoublera ta folie. Le moment approche o je fais te saisir È. Toute tentative en ce sens ne pourra quĠŽchouer et laisser ˆ Faust des regrets encore plus grands, donc accro”tre son insatisfaction. Plus Faust sera en contact avec le monde, plus il sera malheureux.

            Cette manire de raconter lĠintrigue est en revanche trs partielle et ne rend pas compte dĠune multiplicitŽ de faits. Par exemple, la question de la signature du pacte est obscure : alors que Faust contemple la nature infinie, MŽphisto lui rappelle quĠil a abandonnŽ Marguerite. On a ainsi lĠimpression que si Faust signe le pacte, cĠest pour arriver plus vite auprs dĠelle et la sauver. Mais cĠest sans aucune suite et la phrase de Faust : Ç Que me fait demain quand je souffre ˆ cette heure ! È donne une toute autre motivation ˆ ce qui aurait pu appara”tre comme un sacrifice. On retrouve Mrguerite au ciel, ˆ la fin : il est difficile dĠimaginer que cette salvation est lĠÏuvre de MŽphisto le diableÉ Rien dans lĠÏuvre ne vient donner sens ˆ son destin. Lorsque celui-ci promet de Ç sauver Marguerite È si Faust signe, il sĠagit de la faire Žchapper ˆ la justice humaine qui lui reproche dĠavoir empoisonner sa mre ˆ force de lui avoir donnŽ des somnifres. On imagine mal que MŽphisto ait voulu sauver son ‰meÉ Pourquoi Marguerite est-elle au ciel ˆ la fin ? CĠest difficile ˆ savoir.

            Mais on peut aussi poser dĠautres questions qui demeurent sans rŽponse : pourquoi lĠamour est-il un Žchec ? LĠintrigue ne dit rien. Pourquoi Faust suit-il MŽphisto ? Il nĠy a aucun Ç contrat È explicite entre eux deux, dĠautant que le lien entre lĠapparition de Faust et la phrase Ç mes larmes ont coulŽ, le ciel mĠa reconquis È nĠest pas Žvident. Une sŽrie dĠarticulations causales manque, ce qui ne permet pas de raconter toute lĠhistoire de La Damnation de Faust. Ë ceci sĠajoutent beaucoup dĠŽlŽments non motivŽs dans lĠintrigue : pourquoi les plaines de Hongrie au dŽbut ? Rien ne les justifie. Pourquoi tous les thmes des chansons (le rat, la puce), dont Berlioz a pris lĠidŽe dans Shakespeare, etc. ? Tout cela est donnŽ. Les fils ˆ tresser entre les ŽlŽments de lĠintrigue sont donc de lĠordre de lĠimaginaire, du non-dit, de lĠaffect, dĠune logique propre au monde berliozien. Mais ce nĠest pas thŽmatisŽ dans lĠÏuvre : en cela, ce sont donc des Ç trous È au sens que donnent ˆ ce terme les scŽnaristes hollywoodiens : un trou, dans une intrigue, est un ŽlŽment que lĠon nĠa pas justifiŽ[1].

            Il faut ajouter ˆ cela lĠabsence de catharsis dans cette Ïuvre. Celle-ci a un dŽnouement apparent, puisque Faust est en enfer. Mais aucun nÏud nĠest dŽnouŽ : cĠest simplement une suite logique. Il nĠy a pas de transformation, de renversement, de changement du bonheur ou malheur ou inversement. Les larmes de Faust lorsquĠil Žcoute la musique sont un moment de catharsis, mais celui-ci arrive ds le dŽbut de lĠÏuvre et cĠest une purgation vŽcue par le personnage dans son for intŽrieur. Ce nĠest pas le rŽsultat du nouement de lĠintrigue. Ë la diffŽrence de Don Juan, Faust ne va pas en enfer par punition de ses pŽchŽs : il voulait y aller ds le dŽbut de lĠÏuvre en se suicidant. La seule diffŽrence, pour lui, entre le dŽbut et la fin de lĠhistoire est quĠˆ la fin il Ç signe librement È sa damnation : en dĠautres termes, au dŽbut de lĠhistoire, son geste est psychologique, pris dans un accs dŽpressif ; ˆ la fin de lĠhistoire, il est assumŽ dans sa dimension existentielle : Faust est celui qui refuse de limiter ses dŽsirs infinis, mme sĠil comprend quĠon ne peut pas les rŽaliser dans un monde fini. Il passe en quelque sorte dĠun accs de dŽcouragement dĠordre affectif ˆ une auto-annihilation active. Surtout, ˆ la fin, tout est prt ˆ recommencer puisque les Esprits cŽlestes appellent Ç Marguerite È de la mme faon exactement que Faust lĠa appelŽe dans son rve : le dŽsir de bonheur, lĠappel de la rŽdemption, reste entier. Rien nĠa ŽtŽ rŽsolu.

            Beaucoup de mises en scne se donnent le devoir dĠexpliquer les encha”nements et dĠinsŽrer de la causalitŽ lˆ o il nĠy en a pas. CĠŽtait le cas notamment de la premire mise en scne de Raoul Gunsbourg, rŽaliste et nŽogothique, qui ajoutait des dialogues ˆ certains endroits, notamment aprs le pacte ou aprs lĠ ÇInvocation ˆ la nature È. CĠest une erreur, parce que cette manire dĠorganiser lĠintrigue se double dĠun rapport trs Žtrange ˆ la scne et participe de la construction de lĠÏuvre.

 

2.     Une conception hŽtŽrogne de la scne

En fait, et dĠune manire plus large, le statut de la scne elle-mme nĠest pas homogne, si lĠon entend par scne le lieu o se nouent un espace physique (supportant les pieds de lĠacteur, ce que lĠon nomme gŽnŽralement Ç le plateau È) et un espace imaginaire (dont les caractŽristiques sont dŽterminŽes par le monde ŽvoquŽ). Il est dĠusage que, quel que soit le mode de reprŽsentation choisi (rŽaliste, symbolique, etc.), lĠensemble soit unifiŽ pour une Ïuvre donnŽe. Or La Damnation de Faust juxtapose violemment des types de scne bien diffŽrents.

            Cela commence ds le dŽbut de lĠÏuvre qui se passe Ç dans les plaines de Hongrie È, alors que Faust est Ç seul dans les champs au lever du soleil È. Le lieu semble clair : une vaste plaine, la fameuse puszta hongroise, o la vue est trs large dans la mesure o Faust va pouvoir apercevoir dĠabord des paysans en train de danser, Ç au lever du matin È. Ils attirent son oreille par leur Ç bruit lointain È. Mais il aperoit aussi Ç dans une autre partie de la plaine È, Ç une armŽe qui sĠavance È et se prŽpare au combat, armŽe dont Ç les troupes passent È alors que Faust sĠŽloigne. LĠespace en jeu ici est immense, et existe dans la musique avant dĠtre visible : la musique en effet oblige ˆ entendre aussi le bruit de lĠarmŽe dont les premires mesures sont donnŽes ˆ lĠorchestre ds le dŽbut, alors que Faust ne les entend pas encore, uniquement occupŽ par Ç le rŽveil des oiseaux, le long bruissement des plantes et des eaux È. CĠest la musique qui fait exister lĠespace. Si lĠon suit ses propos, Faust entend, de prs, les bruits de la nature, et de loin, les bruits humains. Il a alors deux modes dĠaudition : une sorte de Ç zoom È auditif qui le rapproche des paysans sans quĠil bouge physiquement, et un rapprochement de lĠarmŽe dont nous avons entendu les premiers fracas trs lointains, pianissimo. Beaucoup plus quĠun lieu physique o se dŽroulent des ŽvŽnements, la scne est donc dĠabord un monde musical, celui qui est constituŽ par un Žcoutant. Plus quĠune scne, cĠest un espace orientŽ par lĠŽcoute sŽlective de Faust. Il a trs peu de rŽalitŽ en tant que plateau.

            Ë cela sĠajoute que la scne devient explicitement intŽrieure et non situŽe : Faust parle du Ç chant de victoire È que les Ç fils du Danube È sont supposŽs entonner. Nous nĠen entendons pas une seule note. De plus, la Ç Marche hongroise È sur la mŽlodie cŽlbre de Rakoczi ne reste pas une marche militaire. Ses effets dĠaccŽlŽrŽ et de distorsion instrumentale viennent dire, en mme temps quĠune Žcoute objective de soldats en train de dŽfiler, les rŽactions dŽgožtŽes et effrayŽes de celui qui les entend. Berlioz reprend ici lĠeffet quĠil a travaillŽ dans la Marche au supplice de la Symphonie fantastique, o la musique fait ˆ la fois entendre une marche objective du condamnŽ vers la guillotine, ses rŽactions subjectives (le cÏur qui bat la chamade) et son Žcoute du monde, dŽformŽe par lĠŽmotion. Berlioz joue ici sur ce quĠil explore depuis LŽlio : la capacitŽ de la musique instrumentale ˆ entrer dans lĠŽmotion intŽrieure dĠun personnage, et le va-et-vient entre un point de vue extŽrieur, celui du public par exemple, et le dŽlire intŽrieur du personnage quĠil voit.

            DĠemblŽe donc, la scne est davantage un espace sonore quĠun plateau, et, une fois le personnage posŽ et visible, un lieu ˆ la fois intŽrieur et imaginaire, et extŽrieur et visible. La Damnation de Faust, par s construction, suppose quĠil puisse y avoir une rampe, qui sŽparerait le spectateur du lieu imaginaire o Žvolue Faust ; mais en mme temps, la musique la supprime. Elle supprime aussi lĠobstacle de la peau, du corps du personnage, dans la mesure o elle nous fait entrer dans ce quĠil ressent et dans ce quĠil Žcoute, donc dans le point de vue subjectif quĠil a sur le monde, sans quĠil ait ˆ le dire par des mots ou ˆ le montrer par des gestes.

            Pourtant, dĠautres moments de lĠÏuvre supposent une scne trs classique, o les paroles des personnages organisent lĠencha”nement causal entre les scnes et sont le garant de la construction imaginaire de la scne. Celle-ci semble alors fonctionner comme une pice ordinaire dont le quatrime mur serait transparent. Les scnes 13 et 14, qui encha”nent la rencontre entre Faust et Marguerite, lĠirruption de MŽphisto puis celle des voisins, en sont un exemple : Marguerite sĠŽcrie : Ç Grand Dieux ! Que vois-je ! Est-ce bien lui ? È en voyant Faust ; un peu plus tard elle demande : Ç Qui est cet homme ? È, de telle sorte que la rŽponse situe automatiquement le nouvel arrivant dans un lieu dŽjˆ circonscrit verbalement ; ensuite, MŽphisto fait observer que Ç la foule arrive È, ce qui justifie ˆ la fois lĠentrŽe des personnages suivants, le lieu et le temps o ils se trouvent. La scne 8, o lĠon entend des chÏurs de soldats et dĠŽtudiants, est Žgalement prŽcisŽe verbalement quant aux lieux et au temps dans lesquels elle se dŽploie : Ç Des Žtudiants voici la joyeuse cohorte qui va passer devant sa porte È dit MŽphisto. Plus subtilement, le songe de Faust et toute la scne 7 relvent de cette esthŽtique : on est certes transportŽs dans lĠordre du merveilleux et du rve, mais lieux et temps sont suffisamment bien dŽnotŽs pour que le statut du lieu scŽnique soit clair : cĠest la conscience du rveur. Ç ï mon Faut bien-aimŽ, Repose ! È dit MŽphisto, Ç ƒcoute ! ƒcoute ! Les esprits de la terre et de lĠair Commencent pour ton rve un suave concert È. La scne a un statut bien diffŽrent de celui de la chambre de Marguerite, mais ce statut est unifiŽ.

            En revanche, cette cohŽrence sur laquelle repose lĠillusion thŽ‰trale est aussit™t gommŽe. Ainsi, lors de lĠŽpisode de la chambre de Marguerite, Faust se cache derrire le rideau et lĠentend chanter sa Ç Chanson gothique È. Il serait logique quĠil sorte de sa cachette ˆ la fin de la chanson. Mais cĠest MŽphisto qui appara”t, dans un espace non prŽcisŽ, avec son ƒvocation, le Menuet des Feux follets, et la SŽrŽnade. O est le diable ? Il y a lˆ non seulement rupture de lĠespace dramatique, mais volontŽ trs claire de lui juxtaposer un espace de nature trs diffŽrente, magique, non situŽ. Si on veut vraiment lui donner une cohŽrence, il faut imaginer MŽphisto Ç devant la maison È, en train de chanter sa sŽrŽnade ˆ Marguerite alors que Faust est ˆ lĠintŽrieur. Mais Marguerite ne lĠentend pas, ce qui altre singulirement lĠidŽe de sŽrŽnade et celle de deux lieux homognes, lĠintŽrieur de la chambre et le balcon, que lĠon pourrait juxtaposer sur une scne. Il y a non seulement juxtaposition de deux lieux, mais discontinuitŽ dans la nature mme de ces lieux. Berlioz nĠa pas voulu faire de MŽphisto, par exemple, un double grivois de Faust, une sorte de fou du roi ˆ la manire shakespearienne ou hugolienne, qui, de lĠintŽrieur mme de la scne, dirait un point de vue grotesque sur ce qui se veut sublime. MŽphisto est ici dans un espace Ç autre È, qui surgit subitement, un espace dans lequel ni Faust ni Marguerite ne peuvent entrer. LĠautre point de vue sur lĠhistoire quĠil apporte est aussi situŽ dans un autre monde.

            De mme, lorsque Marguerite, attendant en vain Faust, entonne sa romance Ç DĠAmour, lĠardente flemme È, rien ne la situe, ni dans le temps, ni dans le lieu. O est-elle ? Dans sa chambre ? Dans sa prison ? Il aurait ŽtŽ trs simple de lui confier un mot, un rŽcitatif trs bref qui donnerait ces rŽponses, mais rien ne le dit. Ici, la romance pourrait aussi bien avoir lieu trois mois aprs et bien ailleurs. CĠest un moment qui surgit dans un lieu non situŽ, et lĠaction se poursuit sans aucune transition dans les Ç forts et cavernes È et avec Faust, dans un effet de changement de plan trs comparable ˆ ce que lĠon pratique au cinŽma. Le corps physique de la chanteuse sur le plateau devient donc trs immatŽriel, insituable. Le metteur en scne peut parfaitement choisir de la placer dans sa chambre, le lendemain ; ou bien, il peut dŽcider dĠen faire un songe, celui de la conscience de Faust, voire, pourquoi pas, le rŽsultat dĠun mensonge, puisque, en dehors de ce que dira MŽphisto, rien ne nous montre ce quĠil est arrivŽ de Marguerite, et rien, au fond, ne nous prouve quĠil dit vrai sur elle.

            Les changements de lieu sont aussi prŽvus de manire trs diffŽrente. Toute lĠÏuvre suppose des changements de tableau rapide, marquant clairement une ellipse et un changement de lieu. Ainsi par exemple, on passe de la Hongrie au Ç cabinet de travail È de Faust, de mme que les Ç Forts et cavernes È ne sont jamais prŽsentŽes par des paroles : on y est, tout simplement. Mais certaines scnes sont accompagnŽes de paroles : Ç Des Žtudiants voici la joyeuse cohorte È relve ˆ un moment MŽphisto, alors que, par exemple, le passage de la caverne dĠAuerbach aux bosquets et prairies du Bord de lĠElbe est rapide, magique, instantanŽ. Les dŽplacements faits en compagnie de MŽphisto font donc se succŽder deux types dĠespaces scŽniques, celui du voyage merveilleux et celui du voyage rŽaliste, un peu comme si on passait dĠun montage de type cinŽmatographique ˆ une logique de type thŽ‰tral.

            Enfin, les trois dernires scnes de lĠÏuvre achvent cet Žclatement de la cohŽrence scŽnique de lĠÏuvre. Une fois que Faust est en enfer, Ç sur la terre È, Ç quelques voix È, dont nous ne savons pas du tout de qui elles sont, se mettent ˆ parler au passŽ simple : Ç Alors lĠenfer se tut. [É] Les grincements de dents se virent seuls entendre, et dans ses profondeurs, Un mystre dĠhorreur sĠaccomplit È. Ce passage brusque au passŽ simple, qui donne une sorte dĠeffet narratif dĠun livre que lĠon referme, nĠa pas du tout ŽtŽ prŽparŽ, au dŽbut de lĠÏuvre, par un livre quĠon ouvrirait. Il surgit donc sans aucune justification. LĠƒpilogue juxtapose ainsi, aprs une danse de dŽmons dont tout nous laisse penser quĠelle est reprŽsentable, une narration de type oratorio, avec la mise ˆ distance dĠun personnage principal, Faust, qui nĠest mme pas nommŽ, puis une scne dĠapothŽose o tout se passe entre Ç ‰mes È. Le plancher de la scne a donc deux statuts : dĠun c™tŽ, un lieu-type, allŽgorique, enfer ou paradis, et de lĠautre, un lieu continu avec notre sol ˆ nous spectateurs, moment o lĠon affirme que tout le spectacle nĠavait pas plus de consistance quĠune description Žcrite dans un livre de papier.

            Tous ces effets sont donc bien plus quĠune sŽrie trop importante de changements de dŽcors qui rendrait dŽlicate la reprŽsentation : cĠest bien la juxtaposition de catŽgories scŽniques diffŽrentes. Le rapport entre ce que reprŽsente la scne et le monde nĠest pas homogne. LĠÏuvre juxtapose des signes, des modes de prŽsence de nature diffŽrente, un peu comme si on mŽlangeait lĠŽcoute dĠun disque, du cinŽma, un dŽcor dĠopŽra ou de thŽ‰tre bourgeois traditionnel, une scne fantastique ; ou comme si un discours langagier sautait sans explication dĠun propos littŽral ˆ un discours mŽtaphorique, allŽgorique ou syntaxiquement dŽconstruit. Il faut ajouter que cette juxtaposition nĠest pas lĠoccasion dĠun travail de lĠun par lĠautre. Pensons par exemple au Mystre de la CharitŽ de Jeanne dĠArc de PŽguy, o la catŽgorie Ç pome È est juxtaposŽe ˆ la catŽgorie Ç reprŽsentation thŽ‰trale È, mais dĠune faon telle que les frontires entre ces deux catŽgories sont interrogŽes et rendues mouvantes. Ici, les types de figuration scŽnique sont juxtaposŽs, dans leur hŽtŽrogŽnŽitŽ mme.

            La catŽgorie de lĠhŽtŽrophonie est alors intŽressante : elle permet dĠinscrire lĠÏuvre dans un projet artistique trop souvent ignorŽ par les metteurs en scne qui la plupart du temps rŽduisent cette hŽtŽrogŽnŽitŽ dans un ensemble cohŽrent, quelle que soit cette cohŽrence. Ë cette hŽtŽrogŽnŽitŽ des figurations scŽnique correspond en effet, de manire quasi-automatique, des Žlaborations diffŽrentes du personnage.

 

3.     Une conception hŽtŽrogne du personnage compris comme nouage par la voix dĠun corps et dĠune parole

La Damnation de Faust est lĠhistoire dĠune qute subjective, celle dĠun seul personnage, Faust, ˆ la recherche de lĠunitŽ, unitŽ quĠil a vŽcue dans son enfance et que lĠŽcoute des chants de P‰ques lui a fait revivre fugitivement. CĠest lĠexistence de Faust en tant que personnage qui donne son unitŽ ˆ lĠÏuvre, ˆ la diffŽrence des Huit scnes de Faust que Berlioz avait Žcrites ds sa dŽcouverte de lĠÏuvre de Goethe en 1828, qui ne prŽtendent pas, elles, ˆ lĠunitŽ narrative. Faust est celui qui cherche la rŽalisation de son dŽsir infini, et qui est confrontŽ ˆ lĠimpossibilitŽ de lui trouver un objet. MŽphisto est celui qui attise le dŽsir, le menant dĠobjet en objet, sans jamais avoir de discours sur la limitation de ce dŽsir infini. Le pacte est un moment de nihilisme : Ç Que me fait demain quand je souffre ˆ cette heure ? È dit Faust : il sĠagit pour lui de sortir de ce monde, de partir anywhere out of the world comme le dira plus tard en prose Baudelaire, dans sa cueillette des fleurs du mal. Faust passe donc par la nostalgie, sans sĠy arrter tout ˆ fait dans la mesure o son projet nĠest pas de retrouver une enfance perdue mais au contraire de retrouver aujourdĠhui cette Žmotion passŽe. Il est dans un Žtat mŽlancolique et dŽpressif chronique face au monde, rŽussissant seulement ˆ trouver un peu dĠapaisement lorsque, solitaire, il apprŽciait la nature au printemps ; il retombe dans ses dŽmons ds quĠil voit des soldats, des paysans, des Žtudiants, ou la nature infinie.

 

            Une qute de lĠunitŽ dont la musique propose des figures successives

Musicalement, ces diffŽrentes modalitŽs de lĠun trouvent des expressions multiples : la fraternitŽ pouvait tre entrevue avec les Žtudiants dans la taverne dĠAuerbach. CĠest la premire solution ˆ laquelle MŽphisto convie Faust. Elle prend la forme dĠune fugue, expression par excellence de voix multiples unifiŽes. CĠest le Ç morceau magistral È sur lĠamen, au moment o, aprs la chanson du rat mort grillŽ parce quĠil avait lĠamour au corps, on cherche ˆ conclure le requiescat in pace. Rien nĠindique, dans la musique Žcrite par Berlioz, quĠil sĠagisse de mauvaise musique. On sĠapplique gŽnŽralement ˆ mal la chanter, trop lente, avec une voix nasillarde ou des effets de mauvais gožt. Mais cĠest un contresens. MŽphisto indique dĠailleurs que Ç le style en est savant, vraiment religieux. On ne saurait exprimer mieux Les sentiments pieux QuĠen terminant ses prires lĠƒglise En un seul mot rŽsume È. Pourquoi ne pas le croire ? Si Faust trouve que Ç la parole en est vile, La joie ignoble et le geste brutal È, cĠest du fait de lĠinadŽquation entre le style et le propos. La fraternitŽ nĠest pas possible dans lĠironie. On conna”t par ailleurs, dans le Finale de RomŽo et Juliette, comment il fonde lĠunion politique sur la capacitŽ de chanter ensemble en trouvant lĠunisson, dans la grande tradition rousseauiste.

DĠautres moments musicaux nous montrent dĠautres types dĠunitŽ : cĠest le cas trs cŽlbre de la superposition multilingue du chÏur de soldats et de la chanson des Žtudiants dans la scne 8. Ici, au contraire de la fugue, la diffŽrence de chacun est maintenue. CĠest permis, musicalement, par la superposition des vitesses, puisque le chÏur des soldats est ˆ 2/4 et celui des soldats ˆ 6/8, avec, en plus dŽdoublement des voix. Les diffŽrents Žtats de la sociŽtŽ marchent ensemble, littŽralement. Mais cĠest pour mieux faire ressortir la solitude de Marguerite, superposŽe ˆ cette polyphonie : Ç Il ne vient pas, hŽlas È, ˆ la scne 15. Cette opposition musicale violence disqualifie ce mode dĠunitŽ comme solution globale.

Le vertige, la jouissance infinie, peuvent aussi tre une voie : cĠest ce que Faust vit en Enfer. La langue est inventŽe, donc le sens Žchappe. Il sĠagit de sĠenfoncer dans la pure dŽlectation sensible : cĠest le fait de la danse, qui, au dŽpart, est trs amusante et au fond assez sŽduisante. Le seul problme est son c™tŽ rŽpŽtitif et finalement creux : un tournoiement sĠinstalle, processus ayant sa fin en lui-mme, sans quĠil puisse tre achevŽ autrement que par une sorte shunt, un diminuendo sans nŽcessitŽ interne.

LĠeffusion, lĠabsence de limites, pourrait constituer un autre modle : cĠest le moment du Ç ChÏur des sylphes È ˆ la scne 7, o Faust, en rve, participe amoureusement ˆ une grande expŽrience panthŽiste, Žcho de lĠŽmotion musicale des Ç Chants de P‰ques È, dont la satisfaction est telle quĠelle relance sa qute. Musicalement, cette effusion est marquŽe par lĠinclusion de la voix soliste de Faust ˆ lĠintŽrieur de la polyphonie, ainsi que par lĠattŽnuation considŽrable de la diffŽrence entre voix et instrument. Les sylphes prononcent souvent des phrases qui sont traitŽes comme des sortes dĠonomatopŽes signifiantes, en lien avec la petite harmonie. Celle-ci, accompagnant ensuite leur danse, fait le lien musical entre le corps et la parole.

Mais justement, la rencontre de Marguerite va renvoyer brutalement cette effusion du c™tŽ du rve. Tous deux ont rvŽ lĠun de lĠautre, mais le moment de leur rencontre effective est un Žchec. Musicalement, leur duo ne peut en aucun cas tre entendu comme un duo dĠamour. Berlioz a montrŽ ailleurs ce que cela pouvait tre : on pense au duo entre Joseph et Marie dans LĠEnfance du Christ, ou entre Didon et ƒnŽe (Nuit dĠivresse et dĠextase infinie) dans Les Troyens, ou encore entre HŽro et un autre elle-mme dans BŽatrice et BŽnŽdict : chacun de ces moments amoureux se fait dans la reconnaissance dĠun tiers commun et unifiant. Le duo de Faust et de Marguerite est une reprise haletante et raccourcie dĠune forme italienne classique o les personnages, sĠŽtant ˆ peine rencontrŽs, cherchent en fait ˆ en arriver au plus vite ˆ la conclusion physique. La rencontre amoureuse est un Žchec, musicalement avant dĠtre celui de lĠintrigue. Faust cherchait une femme rvŽe, Žtait prt ˆ abandonner son identitŽ pour elle ([Faust], Ç ce nom est le mien. Un autre le sera sĠil te pla”t davantage È). Il ne sait que faire de la femme rŽelle quĠil rencontre. Marguerite, de son c™tŽ, Ç attendait È en songe. Elle rencontre le dŽsir Žrotique, celui quĠelle exprimera dans DĠAmour lĠardente flamme.

CĠest donc bien le corps, dans sa rŽalitŽ matŽrielle et finie, sujette ˆ la mort, qui est le problme. Le dŽsir infini de Faust rencontre, quoi quĠil arrive, la finitude. Or lĠÏuvre dŽploie dĠemblŽe une conception incohŽrente du corps de ses personnages.

 

Des personnages affirmŽs vocalement mais ˆ la limite de la cohŽrence physiquement ou visuellement

            Il y a trois personnages ˆ construire, en fonction des trois r™les qui sont proposŽs : Faust, MŽphistophŽls et Marguerite. Faust a dĠemblŽe dit ˆ Marguerite que son nom nĠavait pas dĠimportance, mais quoi quĠil en soit, une reprŽsentation scŽnique doit construire une catŽgorie cohŽrente de ce quĠest un corps. SĠil y a du surnaturel (esprits, sylphesÉ), cette catŽgorie doit tre montrŽe de telle sorte quĠon la comprenne. Le cinŽma, lui, ne suppose pas la prŽsence dĠun corps sur un plateau : il projette au contraire une image lumineuse sur un Žcran, mais construit alors un monde cohŽrent avec ces images de corps, en synchronisant ou non leurs voix, en travaillant la construction de leur image. LĠŽcran est ainsi lĠanalogue du plateau, espace matŽriel neutre ou neutralisŽ susceptible dĠaccueillir dans un cas des images, dans lĠautre des tres vivants ayant une dimension imaginaire. LĠopŽra, qui fait chanter ses personnages en prŽtendant quĠils parlent, se construit sur une faille analogue ˆ celle qui sŽpare la bande son et la bande image dans le cinŽma : ˆ chaque personnage doit correspondre une voix chantŽe, artificielle, dont il sĠempare dĠune manire analogue aux diffŽrentes manires de synchroniser le son et lĠimage au cinŽma, pour des modes de prŽsence ou de rŽalisme diffŽrents.

            La Damnation de Faust, nous lĠavons vu, juxtapose des types de reprŽsentation diffŽrents, sans chercher un plateau unifiŽ dans la mesure o certains effets sont totalement intŽrieurs, permis uniquement par la musique, et dĠautres relvent dĠune modalitŽ de prŽsence proche du cinŽma. Un corps qui dit Ç je È doit tre situŽ dans un lieu. LĠÏuvre ne le fait pas toujours : o est Marguerite ? Comment Faust existe-t-il dans la Plaine de Hongrie ? DĠune manire plus gŽnŽrale, comment apprŽhender le corps de ces personnages ? Ainsi, Marguerite est montrŽe comme une femme pure, Ç ‰me na•ve È, venant Ç des Žtoiles È. Elle finira auprs des Ç vierges divines È dans le ciel. Elle est un personnage irrŽel, rvŽ, sublime. En mme temps, cĠest une Ç fille È, seule existence fŽminine possible pour les paysans, les soldats, les Žtudiants. Elle est montrŽe dans une chambre de thŽ‰tre bourgeois. Rien ne vient faire le lien entre les deux conceptions : elle est ˆ la fois sans corps et rŽduite ˆ un corps ˆ consommer. De la mme faon, Faust rve de rencontrer lĠamour ; mais ds quĠil le rencontre, il sĠavre incapable de faire le lien entre son rve et le rŽel. 

Ainsi, y a-t-il un Faust ? On peut au contraire dŽmontrer quĠil est construit de faon incohŽrente : lĠŽpisode de Marguerite est rŽvŽlateur. Faust va enfin rencontrer lĠ‰me-sÏur et accomplir son dŽsir dĠunitŽ. De son c™tŽ, Marguerite a rvŽ de lui : lĠobstacle de lĠaltŽritŽ est donc trs attŽnuŽ. Pour de simples raisons circonstancielles, Faust doit attendre le lendemain pour sĠunir ˆ elle : Ç Vous vous verrez demain, la consolation est bien prs de la peine È dit MŽphisto. Or Faust ne vient pas, sans explication, alors quĠil le lui a promis : Ç ï mon ange, ˆ demain È. Ce personnage, caractŽrisŽ par la recherche ardente, tendue, constante de la plŽnitude, nĠest pas capable dĠattendre un jour. On peut comparer cela ˆ la maladresse de lĠŽcrivain de feuilleton qui a dŽclarŽ pendant des Žpisodes entiers que son hŽros Žtait blond et qui, tout dĠun coup, le dŽclare brun. MŽphisto en donne une clŽ interprŽtative : Faust est en fait inconstant. Ç Ë la vožte azurŽe Aperois-tu, dis-moi, lĠastre dĠamour constant ? È lui dŽclare-t-il aprs avoir convoquŽ les Ç Esprits des flammes inconstantes È. Mais cette inconstance met gravement en pŽril toute lĠhistoire, ˆ commencer par le pacteÉ Elle lui donne en fait un sens mŽtaphysique : Faust voulait se suicider au dŽbut de lĠhistoire par lassitude dŽpressive. Il sĠavre en fait incapable de diffŽrer, dĠattendre, de chercher. Il se dŽfinit comme celui qui veut tout tout de suite, qui nĠexiste que dans lĠinstant, alors quĠil prŽtend suivre un idŽal absolu. Il lui est impossible dĠavoir une identitŽ continue. La damnation est lĠexacte rŽponse ˆ son incohŽrence.

LĠÏuvre pose ainsi de faon radicale la reprŽsentation scŽnique comme impossible. Les personnages ont une intŽrioritŽ problŽmatique. Faust nĠa pas de confident : cĠest un tŽmoin. Il ne rŽcapitule jamais ce qui lui arrive. Un seul duo, dans toute lĠÏuvre, montre Faust aux prises avec autrui : nous avons vu comment il tourne court et nĠest jamais commentŽ par le personnage. Le trio Faust-MŽphisto-Marguerite est un trio dĠapartŽs. Il nĠy a aucune intrigue secondaire qui donnerait une assise aux personnages et Žtayerait une sorte de vraisemblance. Les personnages que Faust rencontre sont eux-mmes des tres passagers, peu dŽfinis (Brander, les esprits, les paysansÉ).

Nous savons donc que Faust mne une qute. Mais rien nĠest jamais intŽgrŽ, explicitŽ. Rien ne relie les ŽvŽnements les uns aux autres. Le sujet de lĠÏuvre est bien la damnation, cĠest-ˆ-dire lĠimpossibilitŽ ˆ construire de lĠunitŽ. Lˆ se trouve la justification profonde de cette construction dŽrangeante que le terme dĠÇhŽtŽrophonie È permet de saisir.

 

Une Ïuvre hŽtŽrophonique ?

Or tous ces personnages ont une seule et unique voix. CĠest ce qui assure en fait leur continuitŽ et leur existence physique sur la scne, puisquĠil faut bien une source corporelle ˆ cette Žmission vocale. Mais, ˆ lĠhŽtŽrogŽnŽitŽ et ˆ lĠimpossibilitŽ dĠune rŽcapitulation des personnages par eux-mmes, quelle quĠen soit la nature, correspond un Žclatement de lĠidŽe de Ç voix È.

             LĠopŽra est un genre qui repose en effet sur le fait que, lorsquĠon Ç parle È, on chante, ou inversement, on chante sans arrt en prŽtendant quĠon parle. LĠopŽra est donc le lieu qui interroge la frontire entre le parlŽ, ou dŽclamŽ, ou expression ˆ voix projetŽe et le chant, ou la musique. LĠopŽra na”t avec lĠaffirmation que le monde de la musique est celui des hauteurs et des durŽes, mais quĠil a  aussi la possibilitŽ dĠimiter la voix parlŽe quĠil constitue alors comme son autre : le thŽ‰tre parlŽ. LĠintroduction du Ç parlŽ È comme timbre ˆ lĠintŽrieur de lĠÏuvre musicale, vers 1800, contribue ˆ interroger cette frontire : il est clair en effet que la parole a, quelle quĠelle soit, un aspect sonore qui peut relever de la Ç musique È. Ë lĠintŽrieur du cadre de lĠopŽra, chaque Ïuvre doit ainsi donner sa valeur propre ˆ ce quĠelle appelle Ç chanson È, cĠest-ˆ-dire ce qui, de la parole dite, relve de la Ç musique È par opposition ˆ celle qui nĠen relve pas. LorsquĠun personnage Ç chante È au lieu de parler, cette action doit entrer dans un systme signifiant cohŽrent puisque de toute faon lĠensemble est chantŽ, Žcrit sur une partition. On conna”t la valeur spŽcifique des Ç chansons È dans les opŽras de Debussy, bien diffŽrente de celle des opŽras de Poulenc ou de Verdi, etc.

            La chanson joue un r™le trs spŽcifique dans La Damnation de Faust. Commenons par souligner que Faust ne chante jamais. Il se voit au contraire confier quatre grands monologues qui rythment lĠensemble de la pice : dĠabord dans les Plaines de Hongrie, puis dans son cabinet de travail, devant la chambre de Marguerite et enfin dans la Ç Nature immense, impŽnŽtrable et fire È. Le reste est du rŽcitatif. Marguerite, elle a un grand moment monologue, DĠAmour lĠardente flamme, et une chanson, dite gothique, du Roi de ThulŽ. Les Huit scnes de Faust la supposent Ç fredonnŽe avec distraction È, et avec la volontŽ de rendre le chant Ç le plus uniforme possible È, sans aucun souci pour les paroles [2].  MŽphisto, lui, nĠa que du rŽcitatif ou des chansons mais aucun monologue comparable. Il y a bien lˆ un systme qui sĠŽbauche : la chanson est dans lĠÏuvre un lieu impersonnel, dont le caractre musical est celui du texte, mais sans que le personnage prŽtende inventer les mots qui sont prononcŽs et qui expliquent ses Žtats dĠ‰me. Il y a ainsi continuitŽ entre la musique symphonique qui nous fait sentir les Žlans affectifs du personnage, comme dans la plaine de Hongrie, et les grands monologues qui le prolongent, au contraire de la chanson o le personnage entonne un moment musical qui lui prŽexiste.

Mais le r™le de la musique est beaucoup plus complexe : non seulement expression des dŽbats intŽrieurs du personnage, cĠest elle qui fait passer dĠun lieu ˆ un autre, bien davantage que tout dŽcor, toute parole. Berlioz Žlabore un systme de Ç tuilages sonores È trs ŽlaborŽs : cĠest dans la conscience de Faust quĠont lieu les dŽplacements dans la plaine de Hongrie, de mme que sur les bords de lĠElbe. On parlerait, au cinŽma, de montage et de zoom. La musique symphonique permet donc de crŽer un lieu ˆ part, celui de la conscience de Faust, dans laquelle le spectateur va entrer. De la mme faon, lors du grand monologue de Marguerite, le jeu entre les tenues vocales quĠelle contr™le (notamment sur Ç baiser È) et le retour submergeant de lĠorchestre et du refrain nous fait assister en acte et dans lĠinstant ˆ ce quĠelle Žprouve.

Mais la musique symphonique est aussi celle qui dit le monde et le dŽcor visible. CĠest un bruitage. On entend les oiseaux que Faust entend. Et lĠaccumulation des chansons permet au fond le mme effet : Berlioz crŽe par elle une rŽalitŽ de nature sonore qui nĠa pas besoin dĠtre vue par le spectateur : cĠest ce que les personnages entendent. Marguerite est entourŽe de soldats et dĠŽtudiants. CĠest son dŽcor ˆ elle. Peu importe quĠelle soit dans une chambre ou dans une prison, que leur rŽalitŽ physique soit confirmŽe au spectateur. Celui-ci entend, comme Marguerite, le bruit du monde, et partage ainsi son Žmotion, sa lassitude, sa solitude. De mme, Faust entend le chant de P‰ques. CĠest son impression qui est importante. On prend ainsi conscience de lĠintŽrioritŽ du personnage aussi bien par des dŽveloppements symphoniques que par la prŽsence de chansons qui lui sont totalement extŽrieures et juxtaposent la rŽalitŽ sonore objective du chant et la rŽaction intŽrieure du personnage.

En revanche, cet effet de rŽel des chansons nĠest jamais total. Faust dit percevoir des chÏurs de victoire au dŽbut, que le spectateur nĠentend pas. Dans La Course ˆ lĠab”me, lĠŽdifice musical est ŽcartelŽ entre le galop du cheval, qui peut sonner comme une sorte de bruitage et la mŽlodie de hautbois qui, elle, suppose une intŽrioritŽ. Mais en mme temps, le galop de cheval peut tre mŽtaphysique ou spirituel. La musique est toujours, dans lĠÏuvre, ˆ la fois intŽrieure et extŽrieure, ˆ la fois subjective et objective, ˆ la fois dŽcor rŽaliste, bruitage, et Žmotion. Rien de plus Žtranger ˆ cette course que la ChevauchŽe des Walkyries de Wagner, par exemple, o la mŽlodie est totalement liŽe au rythme suggŽrant galop. De mme, des bribes mŽlodiques reconnaissables sont citŽes tout au long de lĠÏuvre (la sŽrŽnade de MŽphisto ˆ lĠintŽrieur du Ç Menuet des Feux follets È, la romance de Marguerite juste avant la Ç Chanson gothique È, la chanson gothique juste avant la rencontre de Marguerite et de Faust, etc.) Ce sont des bribes, des signes, qui dramatisent les situations, comme si on projetait tout ˆ coup des images du moment auquel elles se rŽfrent. Elles ne concourent absolument pas ˆ crŽer un discours unifiant sur ce que traversent les personnages : au contraire, elles les mettent ˆ distance, comme crŽant un regard extŽrieur sur eux.

Il y a donc une utilisation multiple de la musique dans lĠÏuvre : peut-on aller jusquĠˆ lĠidŽe dĠhŽtŽrophonie ? Chanson, discours symphonique, bruitage, paroles mŽcaniques, paroles totalement liŽes ˆ lĠŽlan affectif qui les fait na”treÉ tout cela existe, avec des valeurs de rŽel et des rŽpercussions totalement mouvantes, des connexions possibles, mais dans la juxtaposition.

Pensons de plus que la musique (le chant de P‰ques) est seul lieu de lĠŽmotion dans cette Ïuvre : Ç mes larmes ont coulŽ, le Ciel mĠa reconquis È dit Faust au moment o, les entendant, il suspend son geste de se suicider. Mais Faust ne dŽcide pas de devenir artiste ou musicien, au contraire : il mŽconna”t en fait la force de lĠart, et la plŽnitude que sa gratuitŽ permet de ressentir. Faust est damnŽ parce quĠil nĠa pas compris la diffŽrence entre la musique et le rŽel. LĠÏuvre, dans sa complexitŽ hŽtŽrophonique, nous fait sentir cet Žcartlement, cette impossibilitŽ de trouver lĠunitŽ, cette damnation.

 

Conclusion : une Ïuvre de lĠŽcart

Le sujet de lĠÏuvre est donc bien lĠŽcart prŽsent dans toute forme dĠunitŽ, quelle quĠelle soit, sans que ce soit du chaos. CĠest ce que vit Faust, et cĠest ce que lĠÏuvre nous fait vivre ˆ son tour. Le seul lieu unifiant est la voix humaine qui assure la continuitŽ des personnages et leur proximitŽ avec le monde, les autres, lĠorchestre. Berlioz travaille ici jusquĠˆ son terme la sŽparation entre le parlŽ et le chantŽ ouverte par le genre Ç opŽra È. Il le fait aussi sur la base dĠune anthropologie bien claire, celle qui marque la distance qui existe entre un corps et sa voix : une voix doit na”tre dans un corps, mais elle est aussi totalement sŽparable de lui. Un personnage est caractŽrisŽ par sa voir mais celle-ci lui est en mme temps totalement Žtrangre, surtout si cĠest une voix chantŽe dĠopŽra. LŽlio, ds 1832, avait explorŽ la possibilitŽ de faire entendre quatre voix diffŽrentes du mme personnage, sa voix parlŽe, sa voix chantŽe, sa voix en personnage imaginaire et sa voix instrumentale. CĠest au fond, un travail radical sur le rapport entre lĠintŽrieur et lĠextŽrieur, lĠexpressivitŽ et le signe, lĠimaginaire et le rŽel, lĠincarnation thŽ‰trale comme nouage dĠun rapport entre puissance et acte, ou comme lieu dĠun Žcart ˆ jamais irrŽductible. CĠest aussi une exploration multiforme de ce quĠest la musique, lieu du rve, du symbolique, de la rŽalisation des dŽsirs, mais aussi lieu totalement Ç rŽel È relevant du fonctionnement du monde. Les mises en scne Žcrasent dĠhabitude ces disparates alors quĠil faudrait au contraire les faire ressortir et explorer les limites de ce quĠun spectateur peut accepter en termes de ruptures, tout en Žtant retenu par la beautŽ de chaque moment. 

            Le mot dĠhŽtŽrophonie peut-il rendre compte de La Damnation de Faust ? Il permet en tout cas de mieux lĠapprocher. LĠidŽe que, dans lĠhistoire, cette Ïuvre pourrait tre lĠune des premires  devrait tre explorŽe : peut-on penser rŽellement lĠhŽtŽrophonie dans un monde o existe une ontologie unifiŽe ? Si la rŽponse est nŽgative, le tournant du XIXe sicle se trouve alors pour la premire fois face ˆ ces questions et Berlioz est de ceux qui le disent avec force.

 

Violaine Anger



[1] Robert Mc Kee, Story, Paris, Dixit, 3005.

[2]. Berlioz, Complete Works, BŠrenreiter, vol. 5, p. 78.