La Damnation de Faust de
Berlioz, premire Ïuvre htrophonique ?
(Sminaire Babel, 13
fvrier 2016)
Cre en 1846,
dĠune manire assez dramatique dans la mesure o elle a t un chec lourd porter
financirement, La Damnation de Faust
est une Ïuvre problmatique. On en joue souvent des extraits, mais elle nĠest
pas simple apprhender dans son unit. CĠest une Ç lgende
dramatique È et on la reprsente rgulirement en dcors et costumes
depuis la fin du XIXe sicle. Elle reste une Ïuvre singulire qui a du mal
tre considre comme faisant totalement partie du genre Ç opra È.
LĠobjet de
cette tude est de montrer que la catgorie de Ç lĠhtrophonie È
peut aider la comprendre, tout en permettant dĠaffiner la notion en la
travaillant sur un exemple prcis. Il sĠagit ici dĠinterroger lĠide dĠune Ïuvre htrophonique, car il ne semble
pas que lĠcriture proprement musicale de Berlioz puisse relever de cette catgorie.
La notion dĠhtrophonie peut-elle subsumer les difficults de lĠÏuvre et
permettre de mieux en approcher le projet artistique global ?
1. Une
intrigue pleine de Ç trous È
LĠintrigue a lĠair simple : Faust,
lass de la vie, cherche sĠempoisonner. Il est arrt dans son geste par des
chants de Pques qui retentissent sous ses fentres : ils lui font
retrouver le bonheur de lĠenfance, Ç Baiser de lĠamour cleste Qui
remplissais mon cÏur de doux pressentiments Et chassais tout dsir
funeste È. Cette motion musicale est une motion profonde qui le
bouleverse totalement : Ç mes larmes ont coul, le ciel mĠa
reconquis È. Ë ce moment surgit Mphisto, qui lui promet de retrouver le bonheur par
lĠaccomplissement de tous ses dsirs : Ç Je suis lĠesprit de vie et
cĠest moi qui console. Je te donnerai tout, le bonheur, le plaisir, Tout ce que
peut rver le plus ardent dsir ! È
Trois
moments sont privilgis dans cette qute : lĠAmiti, dans la Taverne dĠAuerbach. Celle-ci sĠavre insatisfaisante, car la joie qui
y est cultive est Ç ignoble È aux yeux de Faust. LĠAmour nĠest pas
plus satisfaisant car il doit sĠaccommoder des exigences sociales. La Nature
enfin, Ç immense, impntrable et fire È nĠest pas un lieu de repos
puisquĠelle ne fait que lui renvoyer Faust lĠimage de sa souffrance :
Ç Ë vos bruits souverains ma voix aime sĠunir [É] Vers vous
sĠlance le dsir DĠun cÏur trop vaste t dĠune me altre dĠun bonheur qui la
fuit È. Faust signe alors le Ç pacte fatal È, pour chapper la
souffrance : Ç Que me fait Demain quand je soufre cette
heure ? È et finit en enfer.
La Damnation de Faust est donc une Ïuvre
sur le dsir infini, dont la nostalgie de lĠenfance semble indiquer quĠon peut
le satisfaire alors que cĠest impossible. Mphisto le dit trs
clairement : Ç Sans combler ton dvorant dsir, lĠamour en tĠenivrant
redoublera ta folie. Le moment approche o je fais te saisir È. Toute
tentative en ce sens ne pourra quĠchouer et laisser Faust des regrets encore
plus grands, donc accrotre son insatisfaction. Plus Faust sera en contact avec
le monde, plus il sera malheureux.
Cette
manire de raconter lĠintrigue est en revanche trs partielle et ne rend pas
compte dĠune multiplicit de faits. Par exemple, la question de la signature du
pacte est obscure : alors que Faust contemple la nature infinie, Mphisto
lui rappelle quĠil a abandonn Marguerite. On a ainsi lĠimpression que si Faust
signe le pacte, cĠest pour arriver plus vite auprs dĠelle et la sauver. Mais cĠest
sans aucune suite et la phrase de Faust : Ç Que me fait demain quand
je souffre cette heure ! È donne une toute autre motivation ce
qui aurait pu apparatre comme un sacrifice. On retrouve Mrguerite
au ciel, la fin : il est difficile dĠimaginer que cette salvation est
lĠÏuvre de Mphisto le diableÉ Rien dans lĠÏuvre ne vient donner sens son
destin. Lorsque celui-ci promet de Ç sauver Marguerite È si Faust
signe, il sĠagit de la faire chapper la justice humaine qui lui reproche
dĠavoir empoisonner sa mre force de lui avoir donn des somnifres. On
imagine mal que Mphisto ait voulu sauver son meÉ Pourquoi Marguerite est-elle
au ciel la fin ? CĠest difficile savoir.
Mais
on peut aussi poser dĠautres questions qui demeurent sans rponse :
pourquoi lĠamour est-il un chec ? LĠintrigue ne dit rien. Pourquoi Faust suit-il Mphisto ? Il nĠy a aucun
Ç contrat È explicite entre eux deux, dĠautant que le lien entre
lĠapparition de Faust et la phrase Ç mes larmes ont coul, le ciel mĠa
reconquis È nĠest pas vident. Une srie dĠarticulations causales manque,
ce qui ne permet pas de raconter toute lĠhistoire de La Damnation de Faust. Ë ceci sĠajoutent beaucoup dĠlments non
motivs dans lĠintrigue : pourquoi les plaines de Hongrie au dbut ?
Rien ne les justifie. Pourquoi tous les thmes des chansons (le rat, la puce),
dont Berlioz a pris lĠide dans Shakespeare, etc. ? Tout cela est donn.
Les fils tresser entre les lments de lĠintrigue sont donc de lĠordre de
lĠimaginaire, du non-dit, de lĠaffect, dĠune logique propre au monde berliozien. Mais ce nĠest pas thmatis dans lĠÏuvre :
en cela, ce sont donc des Ç trous È au sens que donnent ce terme
les scnaristes hollywoodiens : un trou, dans une intrigue, est un lment
que lĠon nĠa pas justifi[1].
Il
faut ajouter cela lĠabsence de catharsis dans cette Ïuvre. Celle-ci a un
dnouement apparent, puisque Faust est en enfer. Mais aucun nÏud nĠest dnou :
cĠest simplement une suite logique. Il nĠy a pas de transformation, de
renversement, de changement du bonheur ou malheur ou inversement. Les larmes de
Faust lorsquĠil coute la musique sont un moment de catharsis, mais celui-ci
arrive ds le dbut de lĠÏuvre et cĠest une purgation vcue par le personnage
dans son for intrieur. Ce nĠest pas le rsultat du nouement de lĠintrigue. Ë
la diffrence de Don Juan, Faust ne va pas en enfer par punition de ses pchs :
il voulait y aller ds le dbut de lĠÏuvre en se suicidant. La seule diffrence,
pour lui, entre le dbut et la fin de lĠhistoire est quĠ la fin il
Ç signe librement È sa damnation : en dĠautres termes, au dbut
de lĠhistoire, son geste est psychologique, pris dans un accs dpressif ;
la fin de lĠhistoire, il est assum dans sa dimension existentielle :
Faust est celui qui refuse de limiter ses dsirs infinis, mme sĠil comprend
quĠon ne peut pas les raliser dans un monde fini. Il passe en quelque sorte
dĠun accs de dcouragement dĠordre affectif une auto-annihilation active. Surtout,
la fin, tout est prt recommencer puisque les Esprits clestes appellent
Ç Marguerite È de la mme faon exactement que Faust lĠa appele dans
son rve : le dsir de bonheur, lĠappel de la rdemption, reste entier.
Rien nĠa t rsolu.
Beaucoup
de mises en scne se donnent le devoir dĠexpliquer les enchanements et
dĠinsrer de la causalit l o il nĠy en a pas. CĠtait le cas notamment de la
premire mise en scne de Raoul Gunsbourg, raliste
et nogothique, qui ajoutait des dialogues certains endroits, notamment aprs
le pacte ou aprs lĠ ÇInvocation la nature È. CĠest une erreur,
parce que cette manire dĠorganiser lĠintrigue se double dĠun rapport trs
trange la scne et participe de la construction de lĠÏuvre.
2. Une
conception htrogne de la scne
En fait, et dĠune manire plus large, le
statut de la scne elle-mme nĠest pas homogne, si lĠon entend par scne le
lieu o se nouent un espace physique (supportant les pieds de lĠacteur, ce que
lĠon nomme gnralement Ç le plateau È) et un espace imaginaire (dont
les caractristiques sont dtermines par le monde voqu). Il est dĠusage que,
quel que soit le mode de reprsentation choisi (raliste, symbolique, etc.),
lĠensemble soit unifi pour une Ïuvre donne. Or La Damnation de Faust juxtapose violemment des types de scne bien
diffrents.
Cela
commence ds le dbut de lĠÏuvre qui se passe Ç dans les plaines de
Hongrie È, alors que Faust est Ç seul dans les champs au lever du
soleil È. Le lieu semble clair : une vaste plaine, la fameuse puszta hongroise, o la vue est trs
large dans la mesure o Faust va pouvoir apercevoir dĠabord des paysans en
train de danser, Ç au lever du matin È. Ils attirent son oreille par
leur Ç bruit lointain È. Mais il aperoit aussi Ç dans une autre
partie de la plaine È, Ç une arme qui sĠavance È et se prpare
au combat, arme dont Ç les troupes passent È alors que Faust
sĠloigne. LĠespace en jeu ici est immense, et existe dans la musique avant
dĠtre visible : la musique en effet oblige entendre aussi le bruit de
lĠarme dont les premires mesures sont donnes lĠorchestre ds le dbut,
alors que Faust ne les entend pas encore, uniquement occup par Ç le
rveil des oiseaux, le long bruissement des plantes et des eaux È. CĠest
la musique qui fait exister lĠespace. Si lĠon suit ses propos, Faust entend, de
prs, les bruits de la nature, et de loin, les bruits humains. Il a alors deux
modes dĠaudition : une sorte de Ç zoom È auditif qui le rapproche
des paysans sans quĠil bouge physiquement, et un rapprochement de lĠarme dont
nous avons entendu les premiers fracas trs lointains, pianissimo. Beaucoup
plus quĠun lieu physique o se droulent des vnements, la scne est donc
dĠabord un monde musical, celui qui est constitu par un coutant. Plus quĠune
scne, cĠest un espace orient par lĠcoute slective de Faust. Il a trs peu
de ralit en tant que plateau.
Ë
cela sĠajoute que la scne devient explicitement intrieure et non
situe : Faust parle du Ç chant de victoire È que les
Ç fils du Danube È sont supposs entonner. Nous nĠen entendons pas
une seule note. De plus, la Ç Marche hongroise È sur la mlodie
clbre de Rakoczi ne reste pas une marche militaire.
Ses effets dĠacclr et de distorsion instrumentale viennent dire, en mme
temps quĠune coute objective de soldats en train de dfiler, les ractions
dgotes et effrayes de celui qui les entend. Berlioz reprend ici lĠeffet
quĠil a travaill dans la Marche au
supplice de la Symphonie fantastique,
o la musique fait la fois entendre une marche objective du condamn vers la
guillotine, ses ractions subjectives (le cÏur qui bat la chamade) et son
coute du monde, dforme par lĠmotion. Berlioz joue ici sur ce quĠil explore
depuis Llio : la capacit de la
musique instrumentale entrer dans lĠmotion intrieure dĠun personnage, et le
va-et-vient entre un point de vue extrieur, celui du public par exemple, et le
dlire intrieur du personnage quĠil voit.
DĠemble
donc, la scne est davantage un espace sonore quĠun plateau, et, une fois le
personnage pos et visible, un lieu la fois intrieur et imaginaire, et
extrieur et visible. La Damnation de
Faust, par s construction, suppose quĠil puisse y avoir une rampe, qui
sparerait le spectateur du lieu imaginaire o volue Faust ; mais en mme
temps, la musique la supprime. Elle supprime aussi lĠobstacle de la peau, du
corps du personnage, dans la mesure o elle nous fait entrer dans ce quĠil
ressent et dans ce quĠil coute, donc dans le point de vue subjectif quĠil a
sur le monde, sans quĠil ait le dire par des mots ou le montrer par des
gestes.
Pourtant,
dĠautres moments de lĠÏuvre supposent une scne trs classique, o les paroles
des personnages organisent lĠenchanement causal entre les scnes et sont le
garant de la construction imaginaire de la scne. Celle-ci semble alors
fonctionner comme une pice ordinaire dont le quatrime mur serait transparent.
Les scnes 13 et 14, qui enchanent la rencontre entre Faust et Marguerite, lĠirruption
de Mphisto puis celle des voisins, en sont un exemple : Marguerite
sĠcrie : Ç Grand Dieux ! Que vois-je ! Est-ce bien
lui ? È en voyant Faust ; un peu plus
tard elle demande : Ç Qui est cet homme ? È, de telle sorte
que la rponse situe automatiquement le nouvel arrivant dans un lieu dj
circonscrit verbalement ; ensuite, Mphisto fait observer que Ç la
foule arrive È, ce qui justifie la fois lĠentre des personnages
suivants, le lieu et le temps o ils se trouvent. La scne 8, o lĠon entend des
chÏurs de soldats et dĠtudiants, est galement prcise verbalement quant aux
lieux et au temps dans lesquels elle se dploie : Ç Des tudiants
voici la joyeuse cohorte qui va passer devant sa porte È dit Mphisto.
Plus subtilement, le songe de Faust et toute la scne 7 relvent de cette
esthtique : on est certes transports dans lĠordre du merveilleux et du
rve, mais lieux et temps sont suffisamment bien dnots pour que le statut du
lieu scnique soit clair : cĠest la conscience du rveur. Ç ï mon
Faut bien-aim, Repose ! È dit Mphisto, Ç coute ! coute !
Les esprits de la terre et de lĠair Commencent pour ton rve un suave
concert È. La scne a un statut bien diffrent de celui de la chambre de
Marguerite, mais ce statut est unifi.
En
revanche, cette cohrence sur laquelle repose lĠillusion thtrale est aussitt
gomme. Ainsi, lors de lĠpisode de la chambre de Marguerite, Faust se cache
derrire le rideau et lĠentend chanter sa Ç Chanson gothique È. Il
serait logique quĠil sorte de sa cachette la fin de la chanson. Mais cĠest Mphisto
qui apparat, dans un espace non prcis, avec son vocation, le Menuet des Feux
follets, et la Srnade. O est
le diable ? Il y a l non seulement rupture de lĠespace dramatique, mais
volont trs claire de lui juxtaposer un espace de nature trs diffrente,
magique, non situ. Si on veut vraiment lui donner une cohrence, il faut
imaginer Mphisto Ç devant la maison È, en train de chanter sa srnade
Marguerite alors que Faust est lĠintrieur. Mais Marguerite ne lĠentend
pas, ce qui altre singulirement lĠide de srnade et celle de deux lieux
homognes, lĠintrieur de la chambre et le balcon, que lĠon pourrait juxtaposer
sur une scne. Il y a non seulement juxtaposition de deux lieux, mais discontinuit
dans la nature mme de ces lieux. Berlioz nĠa pas voulu faire de Mphisto, par
exemple, un double grivois de Faust, une sorte de fou du roi la manire shakespearienne
ou hugolienne, qui, de lĠintrieur mme de la scne, dirait un point de vue
grotesque sur ce qui se veut sublime. Mphisto est ici dans un espace
Ç autre È, qui surgit subitement, un espace dans lequel ni Faust ni
Marguerite ne peuvent entrer. LĠautre point de vue sur lĠhistoire quĠil apporte
est aussi situ dans un autre monde.
De
mme, lorsque Marguerite, attendant en vain Faust, entonne sa romance
Ç DĠAmour, lĠardente flemme È, rien ne la situe, ni dans le temps, ni
dans le lieu. O est-elle ? Dans sa chambre ? Dans sa prison ?
Il aurait t trs simple de lui confier un mot, un rcitatif trs bref qui
donnerait ces rponses, mais rien ne le dit. Ici, la romance pourrait aussi
bien avoir lieu trois mois aprs et bien ailleurs. CĠest un moment qui surgit
dans un lieu non situ, et lĠaction se poursuit sans aucune transition dans les
Ç forts et cavernes È et avec Faust, dans un effet de changement de
plan trs comparable ce que lĠon pratique au cinma. Le corps physique de la
chanteuse sur le plateau devient donc trs immatriel, insituable. Le metteur
en scne peut parfaitement choisir de la placer dans sa chambre, le lendemain ;
ou bien, il peut dcider dĠen faire un songe, celui de la conscience de Faust,
voire, pourquoi pas, le rsultat dĠun mensonge, puisque, en dehors de ce que
dira Mphisto, rien ne nous montre ce quĠil est arriv de Marguerite, et rien,
au fond, ne nous prouve quĠil dit vrai sur elle.
Les
changements de lieu sont aussi prvus de manire trs diffrente. Toute lĠÏuvre
suppose des changements de tableau rapide, marquant clairement une ellipse et
un changement de lieu. Ainsi par exemple, on passe de la Hongrie au
Ç cabinet de travail È de Faust, de mme que les Ç Forts et cavernes È
ne sont jamais prsentes par des paroles : on y est, tout simplement.
Mais certaines scnes sont accompagnes de paroles : Ç Des tudiants
voici la joyeuse cohorte È relve un moment Mphisto, alors que, par
exemple, le passage de la caverne dĠAuerbach aux
bosquets et prairies du Bord de lĠElbe est rapide, magique, instantan. Les
dplacements faits en compagnie de Mphisto font donc se succder deux types
dĠespaces scniques, celui du voyage merveilleux et celui du voyage raliste,
un peu comme si on passait dĠun montage de type cinmatographique une logique
de type thtral.
Enfin,
les trois dernires scnes de lĠÏuvre achvent cet clatement de la cohrence
scnique de lĠÏuvre. Une fois que Faust est en enfer, Ç sur la terre È,
Ç quelques voix È, dont nous ne savons pas du tout de qui elles sont,
se mettent parler au pass simple : Ç Alors lĠenfer se tut. [É] Les
grincements de dents se virent seuls entendre, et dans ses profondeurs, Un
mystre dĠhorreur sĠaccomplit È. Ce passage brusque au pass simple, qui
donne une sorte dĠeffet narratif dĠun livre que lĠon referme, nĠa pas du tout
t prpar, au dbut de lĠÏuvre, par un livre quĠon ouvrirait. Il surgit donc
sans aucune justification. LĠpilogue juxtapose
ainsi, aprs une danse de dmons dont tout nous laisse penser quĠelle est
reprsentable, une narration de type oratorio,
avec la mise distance dĠun personnage principal, Faust, qui nĠest mme pas
nomm, puis une scne dĠapothose o tout se passe entre Ç mes È. Le
plancher de la scne a donc deux statuts : dĠun ct, un lieu-type,
allgorique, enfer ou paradis, et de lĠautre, un lieu continu avec notre sol
nous spectateurs, moment o lĠon affirme que tout le spectacle nĠavait pas plus
de consistance quĠune description crite dans un livre de papier.
Tous
ces effets sont donc bien plus quĠune srie trop importante de changements de dcors
qui rendrait dlicate la reprsentation : cĠest bien la juxtaposition de
catgories scniques diffrentes. Le rapport entre ce que reprsente la scne et
le monde nĠest pas homogne. LĠÏuvre juxtapose des signes, des modes de
prsence de nature diffrente, un peu comme si on mlangeait lĠcoute dĠun
disque, du cinma, un dcor dĠopra ou de thtre bourgeois traditionnel, une
scne fantastique ; ou comme si un discours langagier sautait sans
explication dĠun propos littral un discours mtaphorique, allgorique ou
syntaxiquement dconstruit. Il faut ajouter que cette juxtaposition nĠest pas
lĠoccasion dĠun travail de lĠun par lĠautre. Pensons par exemple au Mystre de la Charit de Jeanne dĠArc de
Pguy, o la catgorie Ç pome È est juxtapose la catgorie
Ç reprsentation thtrale È, mais dĠune faon telle que les frontires
entre ces deux catgories sont interroges et rendues mouvantes. Ici, les types
de figuration scnique sont juxtaposs, dans leur htrognit mme.
La
catgorie de lĠhtrophonie est alors intressante : elle permet
dĠinscrire lĠÏuvre dans un projet artistique trop souvent ignor par les
metteurs en scne qui la plupart du temps rduisent cette htrognit dans un
ensemble cohrent, quelle que soit cette cohrence. Ë cette htrognit des
figurations scnique correspond en effet, de manire quasi-automatique, des
laborations diffrentes du personnage.
3. Une
conception htrogne du personnage compris comme nouage par la voix dĠun corps
et dĠune parole
La
Damnation de Faust est
lĠhistoire dĠune qute subjective, celle dĠun seul personnage, Faust, la recherche
de lĠunit, unit quĠil a vcue dans son enfance et que lĠcoute des chants de
Pques lui a fait revivre fugitivement. CĠest lĠexistence de Faust en tant que
personnage qui donne son unit lĠÏuvre, la diffrence des Huit scnes de Faust que Berlioz avait
crites ds sa dcouverte de lĠÏuvre de Goethe en 1828, qui ne prtendent pas,
elles, lĠunit narrative. Faust est celui qui cherche la ralisation de son
dsir infini, et qui est confront lĠimpossibilit de lui trouver un objet.
Mphisto est celui qui attise le dsir, le menant dĠobjet en objet, sans jamais
avoir de discours sur la limitation de ce dsir infini. Le pacte est un moment
de nihilisme : Ç Que me fait demain quand je souffre cette
heure ? È dit Faust : il sĠagit pour lui de sortir de ce monde,
de partir anywhere out of the world comme le dira plus
tard en prose Baudelaire, dans sa cueillette des fleurs du mal. Faust passe
donc par la nostalgie, sans sĠy arrter tout fait dans la mesure o son
projet nĠest pas de retrouver une enfance perdue mais au contraire de retrouver
aujourdĠhui cette motion passe. Il est dans un tat mlancolique et dpressif
chronique face au monde, russissant seulement trouver un peu dĠapaisement
lorsque, solitaire, il apprciait la nature au printemps ; il retombe dans
ses dmons ds quĠil voit des soldats, des paysans, des tudiants, ou la nature
infinie.
Une qute de lĠunit dont la musique
propose des figures successives
Musicalement,
ces diffrentes modalits de lĠun trouvent des expressions multiples : la
fraternit pouvait tre entrevue avec les tudiants dans la taverne dĠAuerbach. CĠest la premire solution laquelle Mphisto
convie Faust. Elle prend la forme dĠune fugue, expression par excellence de
voix multiples unifies. CĠest le Ç morceau magistral È sur lĠamen, au moment o, aprs la chanson du
rat mort grill parce quĠil avait lĠamour au corps, on cherche conclure le requiescat in pace. Rien nĠindique, dans
la musique crite par Berlioz, quĠil sĠagisse de mauvaise musique. On
sĠapplique gnralement mal la chanter, trop lente, avec une voix nasillarde
ou des effets de mauvais got. Mais cĠest un contresens. Mphisto indique
dĠailleurs que Ç le style en est savant, vraiment religieux. On ne saurait
exprimer mieux Les sentiments pieux QuĠen terminant ses prires lĠglise En un
seul mot rsume È. Pourquoi ne pas le croire ? Si Faust trouve que
Ç la parole en est vile, La joie ignoble et le geste brutal È, cĠest
du fait de lĠinadquation entre le style et le propos. La fraternit nĠest pas
possible dans lĠironie. On connat par ailleurs, dans le Finale de Romo et Juliette,
comment il fonde lĠunion politique sur la capacit de chanter ensemble en
trouvant lĠunisson, dans la grande tradition rousseauiste.
DĠautres
moments musicaux nous montrent dĠautres types dĠunit : cĠest le cas trs
clbre de la superposition multilingue du chÏur de soldats et de la chanson
des tudiants dans la scne 8. Ici, au contraire de la fugue, la diffrence de
chacun est maintenue. CĠest permis, musicalement, par la superposition des
vitesses, puisque le chÏur des soldats est 2/4 et celui des soldats 6/8,
avec, en plus ddoublement des voix. Les diffrents tats de la socit
marchent ensemble, littralement. Mais cĠest pour mieux faire ressortir la
solitude de Marguerite, superpose cette polyphonie : Ç Il ne vient
pas, hlas È, la scne 15. Cette opposition musicale violence
disqualifie ce mode dĠunit comme solution globale.
Le vertige, la
jouissance infinie, peuvent aussi tre une voie : cĠest ce que Faust vit
en Enfer. La langue est invente, donc le sens chappe. Il sĠagit de sĠenfoncer
dans la pure dlectation sensible : cĠest le fait de la danse, qui, au
dpart, est trs amusante et au fond assez sduisante. Le seul problme est son
ct rptitif et finalement creux : un tournoiement sĠinstalle, processus
ayant sa fin en lui-mme, sans quĠil puisse tre achev autrement que par une
sorte shunt, un diminuendo sans
ncessit interne.
LĠeffusion,
lĠabsence de limites, pourrait constituer un autre modle : cĠest le
moment du Ç ChÏur des sylphes È la scne 7, o Faust, en rve,
participe amoureusement une grande exprience panthiste, cho de lĠmotion
musicale des Ç Chants de Pques È, dont la satisfaction est telle
quĠelle relance sa qute. Musicalement, cette effusion est marque par lĠinclusion
de la voix soliste de Faust lĠintrieur de la polyphonie, ainsi que par
lĠattnuation considrable de la diffrence entre voix et instrument. Les
sylphes prononcent souvent des phrases qui sont traites comme des sortes
dĠonomatopes signifiantes, en lien avec la petite harmonie. Celle-ci, accompagnant
ensuite leur danse, fait le lien musical entre le corps et la parole.
Mais justement,
la rencontre de Marguerite va renvoyer brutalement cette effusion du ct du
rve. Tous deux ont rv lĠun de lĠautre, mais le moment de leur rencontre
effective est un chec. Musicalement, leur duo ne peut en aucun cas tre
entendu comme un duo dĠamour. Berlioz a montr ailleurs ce que cela pouvait
tre : on pense au duo entre Joseph et Marie dans LĠEnfance du Christ, ou entre Didon et ne (Nuit dĠivresse et dĠextase infinie) dans Les Troyens, ou encore entre Hro et un autre elle-mme dans Batrice et Bndict : chacun de
ces moments amoureux se fait dans la reconnaissance dĠun tiers commun et unifiant.
Le duo de Faust et de Marguerite est une reprise haletante et raccourcie dĠune
forme italienne classique o les personnages, sĠtant peine rencontrs,
cherchent en fait en arriver au plus vite la conclusion physique. La
rencontre amoureuse est un chec, musicalement avant dĠtre celui de
lĠintrigue. Faust cherchait une femme rve, tait prt abandonner son identit
pour elle ([Faust], Ç ce nom est le mien. Un autre le sera sĠil te plat
davantage È). Il ne sait que faire de la femme relle quĠil rencontre.
Marguerite, de son ct, Ç attendait È en songe. Elle rencontre le
dsir rotique, celui quĠelle exprimera dans DĠAmour lĠardente flamme.
CĠest donc bien
le corps, dans sa ralit matrielle et finie, sujette la mort, qui est le problme.
Le dsir infini de Faust rencontre, quoi quĠil arrive, la finitude. Or lĠÏuvre
dploie dĠemble une conception incohrente du corps de ses personnages.
Des personnages affirms vocalement mais
la limite de la cohrence physiquement ou visuellement
Il
y a trois personnages construire, en fonction des trois rles qui sont
proposs : Faust, Mphistophls et Marguerite. Faust a dĠemble dit
Marguerite que son nom nĠavait pas dĠimportance, mais quoi quĠil en soit, une reprsentation
scnique doit construire une catgorie cohrente de ce quĠest un corps. SĠil y
a du surnaturel (esprits, sylphesÉ), cette catgorie doit tre montre de telle
sorte quĠon la comprenne. Le cinma, lui, ne suppose pas la prsence dĠun corps
sur un plateau : il projette au contraire une image lumineuse sur un
cran, mais construit alors un monde cohrent avec ces images de corps, en
synchronisant ou non leurs voix, en travaillant la construction de leur image.
LĠcran est ainsi lĠanalogue du plateau, espace matriel neutre ou neutralis
susceptible dĠaccueillir dans un cas des images, dans lĠautre des tres vivants
ayant une dimension imaginaire. LĠopra, qui fait chanter ses personnages en
prtendant quĠils parlent, se construit sur une faille analogue celle qui
spare la bande son et la bande image dans le cinma : chaque personnage
doit correspondre une voix chante, artificielle, dont il sĠempare dĠune
manire analogue aux diffrentes manires de synchroniser le son et lĠimage au
cinma, pour des modes de prsence ou de ralisme diffrents.
La Damnation de Faust, nous lĠavons vu,
juxtapose des types de reprsentation diffrents, sans chercher un plateau
unifi dans la mesure o certains effets sont totalement intrieurs, permis
uniquement par la musique, et dĠautres relvent dĠune modalit de prsence
proche du cinma. Un corps qui dit Ç je È doit tre situ dans un
lieu. LĠÏuvre ne le fait pas toujours : o est Marguerite ? Comment Faust
existe-t-il dans la Plaine de Hongrie ? DĠune manire plus gnrale,
comment apprhender le corps de ces personnages ? Ainsi, Marguerite est
montre comme une femme pure, Ç me nave È, venant Ç des
toiles È. Elle finira auprs des Ç vierges divines È dans le
ciel. Elle est un personnage irrel, rv, sublime. En mme temps, cĠest une
Ç fille È, seule existence fminine possible pour les paysans, les
soldats, les tudiants. Elle est montre dans une chambre de thtre bourgeois.
Rien ne vient faire le lien entre les deux conceptions : elle est la
fois sans corps et rduite un corps consommer. De la mme faon, Faust rve
de rencontrer lĠamour ; mais ds quĠil le rencontre, il sĠavre incapable
de faire le lien entre son rve et le rel.
Ainsi, y a-t-il
un Faust ? On peut au contraire
dmontrer quĠil est construit de faon incohrente : lĠpisode de
Marguerite est rvlateur. Faust va enfin rencontrer lĠme-sÏur et accomplir
son dsir dĠunit. De son ct, Marguerite a rv de lui : lĠobstacle de
lĠaltrit est donc trs attnu. Pour de simples raisons circonstancielles,
Faust doit attendre le lendemain pour sĠunir elle : Ç Vous vous
verrez demain, la consolation est bien prs de la peine È dit Mphisto. Or
Faust ne vient pas, sans explication, alors quĠil le lui a promis :
Ç ï mon ange, demain È. Ce personnage, caractris par la recherche
ardente, tendue, constante de la plnitude, nĠest pas capable dĠattendre un
jour. On peut comparer cela la maladresse de lĠcrivain de feuilleton qui a
dclar pendant des pisodes entiers que son hros tait blond et qui, tout
dĠun coup, le dclare brun. Mphisto en donne une cl interprtative :
Faust est en fait inconstant. Ç Ë la vote azure Aperois-tu,
dis-moi, lĠastre dĠamour constant ? È lui dclare-t-il aprs avoir
convoqu les Ç Esprits des flammes inconstantes È. Mais cette
inconstance met gravement en pril toute lĠhistoire, commencer par le pacteÉ
Elle lui donne en fait un sens mtaphysique : Faust voulait se suicider au
dbut de lĠhistoire par lassitude dpressive. Il sĠavre en fait incapable de
diffrer, dĠattendre, de chercher. Il se dfinit comme celui qui veut tout tout de suite, qui nĠexiste que dans lĠinstant, alors quĠil
prtend suivre un idal absolu. Il lui est impossible dĠavoir une identit
continue. La damnation est lĠexacte rponse son incohrence.
LĠÏuvre pose
ainsi de faon radicale la reprsentation scnique comme impossible. Les personnages
ont une intriorit problmatique. Faust nĠa pas de confident : cĠest un
tmoin. Il ne rcapitule jamais ce qui lui arrive. Un seul duo, dans toute
lĠÏuvre, montre Faust aux prises avec autrui : nous avons vu comment il
tourne court et nĠest jamais comment par le personnage. Le trio
Faust-Mphisto-Marguerite est un trio dĠaparts. Il nĠy a aucune intrigue
secondaire qui donnerait une assise aux personnages et tayerait une sorte de
vraisemblance. Les personnages que Faust rencontre sont eux-mmes des tres
passagers, peu dfinis (Brander, les esprits, les paysansÉ).
Nous savons
donc que Faust mne une qute. Mais rien nĠest jamais intgr, explicit. Rien
ne relie les vnements les uns aux autres. Le sujet de lĠÏuvre est bien la
damnation, cĠest--dire lĠimpossibilit construire de lĠunit. L se trouve
la justification profonde de cette construction drangeante que le terme
dĠÇhtrophonie È permet de saisir.
Une Ïuvre htrophonique ?
Or tous ces
personnages ont une seule et unique voix. CĠest ce qui assure en fait leur
continuit et leur existence physique sur la scne, puisquĠil faut bien une
source corporelle cette mission vocale. Mais, lĠhtrognit et
lĠimpossibilit dĠune rcapitulation des personnages par eux-mmes, quelle
quĠen soit la nature, correspond un clatement de lĠide de Ç voix È.
LĠopra
est un genre qui repose en effet sur le fait que, lorsquĠon
Ç parle È, on chante, ou inversement, on chante sans arrt en
prtendant quĠon parle. LĠopra est donc le lieu qui interroge la frontire
entre le parl, ou dclam, ou expression voix projete et le chant, ou la
musique. LĠopra nat avec lĠaffirmation que le monde de la musique est celui
des hauteurs et des dures, mais quĠil a aussi la possibilit dĠimiter la voix
parle quĠil constitue alors comme son autre : le thtre parl.
LĠintroduction du Ç parl È comme timbre lĠintrieur de lĠÏuvre
musicale, vers 1800, contribue interroger cette frontire : il est clair
en effet que la parole a, quelle quĠelle soit, un aspect sonore qui peut
relever de la Ç musique È. Ë lĠintrieur du cadre de lĠopra, chaque
Ïuvre doit ainsi donner sa valeur propre ce quĠelle appelle
Ç chanson È, cĠest--dire ce qui, de la parole dite, relve de la
Ç musique È par opposition celle qui nĠen relve pas. LorsquĠun
personnage Ç chante È au lieu de parler, cette action doit entrer
dans un systme signifiant cohrent puisque de toute faon lĠensemble est chant,
crit sur une partition. On connat la valeur spcifique des
Ç chansons È dans les opras de Debussy, bien diffrente de celle des
opras de Poulenc ou de Verdi, etc.
La
chanson joue un rle trs spcifique dans La
Damnation de Faust. Commenons par souligner que Faust ne chante jamais. Il
se voit au contraire confier quatre grands monologues qui rythment lĠensemble
de la pice : dĠabord dans les Plaines de Hongrie, puis dans son cabinet
de travail, devant la chambre de Marguerite et enfin dans la Ç Nature
immense, impntrable et fire È. Le reste est du rcitatif. Marguerite,
elle a un grand moment monologue, DĠAmour
lĠardente flamme, et une chanson, dite gothique, du Roi de Thul. Les Huit scnes de Faust la supposent
Ç fredonne avec distraction È, et avec la volont de rendre le chant
Ç le plus uniforme possible È, sans aucun souci pour les paroles [2]. Mphisto, lui, nĠa que du rcitatif ou
des chansons mais aucun monologue comparable. Il y a bien l un systme qui
sĠbauche : la chanson est dans lĠÏuvre un lieu impersonnel, dont le caractre
musical est celui du texte, mais sans que le personnage prtende inventer les
mots qui sont prononcs et qui expliquent ses tats dĠme. Il y a ainsi
continuit entre la musique symphonique qui nous fait sentir les lans
affectifs du personnage, comme dans la plaine de Hongrie, et les grands
monologues qui le prolongent, au contraire de la chanson o le personnage
entonne un moment musical qui lui prexiste.
Mais le rle de
la musique est beaucoup plus complexe : non seulement expression des
dbats intrieurs du personnage, cĠest elle qui fait passer dĠun lieu un
autre, bien davantage que tout dcor, toute parole. Berlioz labore un systme
de Ç tuilages sonores È trs labors : cĠest dans la
conscience de Faust quĠont lieu les dplacements dans la plaine de Hongrie, de
mme que sur les bords de lĠElbe. On parlerait, au cinma, de montage et de zoom. La musique symphonique permet donc
de crer un lieu part, celui de la conscience de Faust, dans laquelle le
spectateur va entrer. De la mme faon, lors du grand monologue de Marguerite,
le jeu entre les tenues vocales quĠelle contrle (notamment sur
Ç baiser È) et le retour submergeant de lĠorchestre et du refrain
nous fait assister en acte et dans lĠinstant ce quĠelle prouve.
Mais la musique
symphonique est aussi celle qui dit le monde et le dcor visible. CĠest un bruitage.
On entend les oiseaux que Faust entend. Et lĠaccumulation des chansons permet
au fond le mme effet : Berlioz cre par elle une ralit de nature sonore
qui nĠa pas besoin dĠtre vue par le spectateur : cĠest ce que les
personnages entendent. Marguerite est entoure de soldats et dĠtudiants. CĠest
son dcor elle. Peu importe quĠelle soit dans une chambre ou dans une prison,
que leur ralit physique soit confirme au spectateur. Celui-ci entend, comme
Marguerite, le bruit du monde, et partage ainsi son motion, sa lassitude, sa
solitude. De mme, Faust entend le chant de Pques. CĠest son impression qui
est importante. On prend ainsi conscience de lĠintriorit du personnage aussi
bien par des dveloppements symphoniques que par la prsence de chansons qui
lui sont totalement extrieures et juxtaposent la ralit sonore objective du
chant et la raction intrieure du personnage.
En revanche,
cet effet de rel des chansons nĠest jamais total. Faust dit percevoir des
chÏurs de victoire au dbut, que le spectateur nĠentend pas. Dans La Course lĠabme, lĠdifice musical
est cartel entre le galop du cheval, qui peut sonner comme une sorte de
bruitage et la mlodie de hautbois qui, elle, suppose une intriorit. Mais en
mme temps, le galop de cheval peut tre mtaphysique ou spirituel. La musique
est toujours, dans lĠÏuvre, la fois intrieure et extrieure, la fois subjective
et objective, la fois dcor raliste, bruitage, et motion. Rien de plus tranger
cette course que la Chevauche des Walkyries de Wagner, par exemple, o la
mlodie est totalement lie au rythme suggrant galop. De mme, des bribes
mlodiques reconnaissables sont cites tout au long de lĠÏuvre (la srnade de
Mphisto lĠintrieur du Ç Menuet des Feux follets È, la romance de
Marguerite juste avant la Ç Chanson gothique È, la chanson gothique
juste avant la rencontre de Marguerite et de Faust, etc.) Ce sont des bribes,
des signes, qui dramatisent les situations, comme si on projetait tout coup
des images du moment auquel elles se rfrent. Elles ne concourent absolument
pas crer un discours unifiant sur ce que traversent les personnages :
au contraire, elles les mettent distance, comme crant un regard extrieur
sur eux.
Il y a donc une
utilisation multiple de la musique dans lĠÏuvre : peut-on aller jusquĠ
lĠide dĠhtrophonie ? Chanson, discours symphonique, bruitage, paroles
mcaniques, paroles totalement lies lĠlan affectif qui les fait natreÉ
tout cela existe, avec des valeurs de rel et des rpercussions totalement
mouvantes, des connexions possibles, mais dans la juxtaposition.
Pensons de plus
que la musique (le chant de Pques) est seul lieu de lĠmotion dans cette
Ïuvre : Ç mes larmes ont coul, le Ciel mĠa reconquis È dit
Faust au moment o, les entendant, il suspend son geste de se suicider. Mais
Faust ne dcide pas de devenir artiste ou musicien, au contraire : il
mconnat en fait la force de lĠart, et la plnitude que sa gratuit permet de
ressentir. Faust est damn parce quĠil nĠa pas compris la diffrence entre la
musique et le rel. LĠÏuvre, dans sa complexit htrophonique, nous fait
sentir cet cartlement, cette impossibilit de trouver lĠunit, cette
damnation.
Conclusion : une Ïuvre de lĠcart
Le sujet de
lĠÏuvre est donc bien lĠcart prsent dans toute forme dĠunit, quelle quĠelle
soit, sans que ce soit du chaos. CĠest ce que vit Faust, et cĠest ce que
lĠÏuvre nous fait vivre son tour. Le seul lieu unifiant est la voix humaine
qui assure la continuit des personnages et leur proximit avec le monde, les
autres, lĠorchestre. Berlioz travaille ici jusquĠ son terme la sparation
entre le parl et le chant ouverte par le genre Ç opra È. Il le
fait aussi sur la base dĠune anthropologie bien claire, celle qui marque la distance
qui existe entre un corps et sa voix : une voix doit natre dans un corps,
mais elle est aussi totalement sparable de lui. Un personnage est caractris
par sa voir mais celle-ci lui est en mme temps totalement trangre, surtout
si cĠest une voix chante dĠopra. Llio,
ds 1832, avait explor la possibilit de faire entendre quatre voix
diffrentes du mme personnage, sa voix parle, sa voix chante, sa voix en
personnage imaginaire et sa voix instrumentale. CĠest au fond, un travail radical
sur le rapport entre lĠintrieur et lĠextrieur, lĠexpressivit et le signe, lĠimaginaire
et le rel, lĠincarnation thtrale comme nouage dĠun rapport entre puissance
et acte, ou comme lieu dĠun cart jamais irrductible. CĠest aussi une
exploration multiforme de ce quĠest la musique, lieu du rve, du symbolique, de
la ralisation des dsirs, mais aussi lieu totalement Ç rel È
relevant du fonctionnement du monde. Les mises en scne crasent dĠhabitude ces
disparates alors quĠil faudrait au contraire les faire ressortir et explorer
les limites de ce quĠun spectateur peut accepter en termes de ruptures, tout en
tant retenu par la beaut de chaque moment.
Le
mot dĠhtrophonie peut-il rendre compte de La
Damnation de Faust ? Il permet en tout cas de mieux lĠapprocher.
LĠide que, dans lĠhistoire, cette Ïuvre pourrait tre lĠune des premires devrait tre explore : peut-on
penser rellement lĠhtrophonie dans un monde o existe une ontologie
unifie ? Si la rponse est ngative, le tournant du XIXe sicle se trouve
alors pour la premire fois face ces questions et Berlioz est de ceux qui le
disent avec force.
Violaine Anger